Le Vendredi Saint de l’année 2018, le Pape François, en réponse à ma lettre, m’écrivait cela : “Cher frère, grâce aux livres que tu m’as donnés il y a cinq ans, j’ai pu mieux connaître la vie de don Tonino Bello: l’Évangile fait sacerdoce. Dans 15 jours à peu près, je partirai en pèlerinage sur sa tombe …”
(Vatican, 30 mars 2018)
Vingt-sept ans jour pour jour après la mort de l’évêque italien Antonio Bello – don Tonino comme l’appellent familièrement les Italiens —sur sa terre natale, dans les Pouilles. Décédé à l’âge de 58 ans d’un cancer de l’estomac, Don Tonino est connu dans le monde entier non seulement pour sa proximité avec les pauvres et les immigrés, mais aussi pour son engagement pour la paix à travers le monde. Il a été président de Pax Christi Italie de 1985 jusqu’à sa mort en 1993.
Pour une Église « tablier »
Ordonné prêtre le 8 décembre 1957, Tonino Bello est aussi membre du Tiers-Ordre franciscain. C’était un homme « à la fois extraordinaire et surprenant », raconte l’évêque d’Ugento et Leuca, Mgr Vito Angiuli, qui a été pendant onze ans aux côtés de don Tonino, au séminaire de Molfetta. Don Tonino « était un rêveur passionné de Dieu et de la vie ». Il rêvait d’une Église « tablier », « seul ornement liturgique que nous puissions attribuer à Jésus », disait-il, c’est-à-dire une Église de serviteurs du monde, dépourvue de « signes de pouvoir » mais qui a « le pouvoir des signes », la seule manière, estimait-il, d’être proche de tous les hommes, d’être pris au sérieux et de devenir crédible.
Tonino Bello, dans son livre « La stola e il grembiule » (L’étole et le tablier) écrit :
« Peut-être, pour certains, le rapprochement entre l’étole et le tablier pourrait paraître un petit sacrilège.
Oui, parce que d’habitude l’étole nous rappelle l’armoire de la sacristie où elle prend place, parmi les autres ornements sacrés, parfumée d’encens, avec ses symboles et ses broderies. Il n’y a pas de nouveau prêtre qui ne reçoit pas des fidèles de son village, une étole précieuse, à l’occasion de sa première Messe.
Le tablier, par contre, nous rappelle la cuisine… Généralement on ne fait pas cadeau d’un tablier, surtout à un jeune prêtre ! Et pourtant, c’est le seul habit sacerdotal que l’Evangile nous rapporte.
Pour la Messe solennelle célébrée par Jésus, le Jeudi Saint, l’Evangile nous parle seulement de “ce linge fruste, que le Maître a mis à sa ceinture. »
Qui sait s’il n’est pas opportun de compléter l’armoire de nos sacristies par l’ajout d’un tablier entre les dalmatiques de satin et les planètes de chemises d’or, entre les voiles humérales de brocart et les étoles à lames d’argent!
UN TABLIER DÉCOUPÉ PAR L’ÉTOLE
Le plus important, cependant, n’est pas d’introduire le “tablier” dans l’armoire des “parements sacrés”, mais de comprendre que l’étole et le tablier sont presque le droit et le revers d’un unique symbole sacerdotal.
Mieux encore, ils sont comme la hauteur et la largeur d’un seul tissu de service, le service rendu à Dieu et celui offert au prochain.
L’étole sans tablier resterait purement calligraphique. Le tablier sans étole serait fatalement stérile.
Il y a dans l’évangile de Jean une triade de verbes écarlates, essentiels, très précieux qui suffisent à eux seuls à soutenir le poids de toute la théologie du service et qui illustrent la complémentarité de l’étole et du tablier.
Les trois verbes sont : “se leva de table”, “déposa les vêtements”, “se ceignit un linge qu’il se noue à la ceinture”.
IL SE LEVA DE TABLE
Ça veut dire deux choses. Tout d’abord que l’Eucharistie ne supporte pas la sédentarité. Il ne supporte pas la sieste. Il ne permet pas l’endormissement de la digestion. Il nous force à quitter la table. Il nous appelle à l’action. Il nous pousse à quitter nos cadences trop sédentaires pour nous inciter à nous investir dans des gestes dynamiques et missionnaires par le feu que nous avons reçu.
Tel est le problème : nos Eucharisties se transforment souvent en tristes dérisions, languissent dans la chaleur du cénacle, se vautrent dans le narcissisme contemplatif et se terminent par une si grande somnolence que les membres s’engourdissent, les yeux tendent à se fermer et l’engagement devient hystérique.
Si on ne se lève pas de table, l’Eucharistie demeure un sacrement inachevé.
La poussée à l’action, par nature, nous oblige à quitter la table même lorsqu’elle est accueillie avec l’âme sacrilège, comme celle de Judas : “Après avoir mangé, il sortit aussitôt. Et c’était la nuit”.
Mais “Se lever de table” signifie autre chose de très important. Cela signifie que les deux autres verbes “dépose les vêtements” et “se ceint avec un linge” n’ont valeur de salut que s’ils partent de l’Eucharistie.
Si on n’est pas “à table”, même le service le plus généreux rendu aux frères risque l’ambiguïté, fait naître le soupçon, dégénère en démagogie et se transforme en une philanthropie intéressée qui a peu ou rien à partager avec la charité de Jésus Christ.
Pour les prêtres, tout engagement vital, toute bataille pour la justice, toute lutte en faveur des pauvres, tout effort de libération, toute sollicitude pour le triomphe de la vérité doivent partir de la “Table”, de l’habitude d’être avec le Christ, de la familiarité avec Lui, de boire à son Calice qui contient toutes les vertus de Celui qui a été martyrisé.
D’une intense vie de prière, en somme.
C’est seulement ainsi que notre lacune se remplira de fruits, que nos corps se revêtiront de victoires et que l’eau tiède que nous verserons sur les pieds de nos frères les habilitera à parcourir jusqu’au bout les routes de la liberté.
A DÉPOSÉ SES VÊTEMENTS
Je ne sais pas si j’exagère le texte. Mais il me semble qu’avec cette expression de l’Evangile est offert le paradigme de nos comportements sacerdotaux s’ils veulent se situer sur le fil de la logique Eucharistique.
Celui qui est à la Table de l’Eucharistie doit “déposer ses vêtements”.
Les vêtements du profit, du calcul, de l’intérêt personnel, pour assumer la nudité de la Communion.
Les vêtements de la richesse, du luxe, du gaspillage, de la mentalité bourgeoise, pour porter les transparences de la modestie, de la simplicité, de la légèreté.
Les vêtements de la domination, de l’arrogance, de l’hégémonie, de la malversation, de l’accaparement, pour couvrir les voiles de la faiblesse et de la pauvreté en sachant que “pauper” ne s’oppose pas tant à des “dives” qu’à des “potens”.
Nous devons abandonner les signes du pouvoir pour conserver le pouvoir des signes.
On ne peut pas flirter avec le pouvoir. Nous ne pouvons pas cultiver des ententes illicites en offensant la justice, même sous prétexte d’aider les gens. Les relations hypocrites avec ceux qui manipulent l’argent public doivent nous terrifier. Nous devrions rester amers chaque fois que nous entendons dire que nos recommandations comptent. Que notre parole fait gagner un concours. Que nos pulsions sont privilégiées. L’éclat de l’argent, même promis pour nos églises et non pour nos poches, ne doit jamais nous rendre complices des malhonnêtes, sinon nous déclencherions dans notre vie une chaîne d’anti-pasques qui arrêteraient le flux de salut qui part de la Pâque du Christ.
En un mot, “il déposa ses vêtements” pour nous prêtres doit signifier devenir “clergé indigène” des derniers, des pauvres, des déshérités, des souffrants, des analphabètes, de tous ceux qui restent en arrière ou sont devancés par les autres.
IL SE CEINT UN LINGE
Et voici l’image que j’aime appeler “l’Église du tablier”. C’est une image un peu osée, écaillée, provocante. Une photo légèrement décollée de l’Eglise. Celles qui ne s’exposent pas dans les vitrines pour ne pas faire murmurer les gens et pour éviter les commentaires commérages. Tout au plus, celles qui sont dans un album de famille, à la disposition de quelques intimes, peut-être des dames qui prennent le thé, avec lesquelles il est seulement permis de sourire sur certaines légèretés de vêtements ou sur certaines pauses prises en moments d’abandon.
L’Église du tablier ne totalise pas des indices très élevés de consensus. Dans le “hit parade” des préférences, le portrait le plus réussi de l’Église semble être celui qui la représente avec le lectionnaire dans les mains ou avec la chasuble sur le dos. Mais avec ce chiffon sur les flancs, avec cette cuvette à sa droite et cette cruche à sa gauche, avec ce paresseux vaguement ancillaire, sort précisément une image qui dégrade l’Église la mettant au rang des fantaisies.
Tonino Bello
Traduit par Gustavo Pez y Véronique Huet